Samedi 26 janvier 2008 à 10:35

           On imagine les rapports entre un écrivain qui n'écrit rien et une comédienne qui ne tourne pas. Sandra a dix-huit ans et ses parents sont photographes. La seule figuration qu'elle ait faite, jusqu'à présent, c'est à la lettre F du Petit Larousse. Le fromager est un arbre d'Afrique, géant, de la famille des malvacées. Sur la photo, on la voit, toute petite prés d'une racine, pour bien montrer la taille du fromager. Un jour, peut-être, elle crèvera l'écran. En attendant elle est interne, passe son bac dans un mois, et il faut une loupe pour la reconnaître.
            Elle est belle, joyeuse, inactive, son insouciance lui tient lieu de talent, et elle déclare à tous les vents qu'elle ne fera rien d'autre que du cinéma. On la plaint, on l'envie, on l'admire. On dit qu'au moins, elle a un but. Dans un monde d'inquiets besogneux, déguiser sa flemme en vocation est le seul moyen d'avoir la paix.
            Norbert est amoureux d'elle depuis trois mois. Pour éviter qu'elle ne s'en aperçoive, il la traite avec une indifférence hostile qui lui coûte beaucoup et ne lui apporte rien. C'est un gros garçon costaud, gauche et bourru, toujours assis au fond des classes où il chuchote d'une voix de stentor des commentaires incongrus qui ne font rire personne. Destinées à faire monter sa cote auprès des filles, ses plaisanteries font descendre sa moyenne. Il accroche des zéros au tableau de chasse, résigné, stoïque.
            Tête à claques et faible en tout par souci de virilité, il a eu récemment une idée de génie. Chaque fois qu'un de ses professeurs lui fait une observation, il va le voir à la sortie d'un air constipé. Comme il ne dit rien, ça se finit généralement par un « mais enfin qu'est-ce que vous avez ? » Alors il répond, les yeux baissés, s'excusant :
_ C'est que… j'écris.
Stupéfaction. On s'attendait à tout, sauf à ça.
_ Vous écrivez ?
_ Oui, Monsieur.
_ Mais vous écrivez quoi ?
_ Des romans, fait-il avec un petit haussement d'épaules, modeste.
            Désarçonné, le professeur demande alors s'il peut voir. Norbert prend un air douloureux pour consentir, mais réclame un peu de patience : il n'a plus d'exemplaires disponibles. Il a une petite machine, n'est-ce pas, il ne peut faire que trois carbones…
            Du coup, on met sa gaucherie sur le compte de l'angoisse, on explique la médiocrité de ses devoirs par les exigences de sa recherche intérieure, et ses chahuts qui tombent à plat par un besoin de se défouler. Ca n'excuse pas, mais ça rassure. Les professeurs aiment bien comprendre, et comme ils se veulent psychologues, leur indulgence se tourne vers les caractères complexes qu'ils croient avoir déchiffrés. Ils disent à Norbert : « Il faut écrire, c'est bien, mais il faut aussi que vous ayez votre bac. » Il hoche la tête. Donnant, donnant. Il aura un avis favorable sur son livret scolaire.
              Il s'approche du terrain de basket où il a aperçu Sandra. Elle se teint les cheveux pour s'amuser, fait des mélanges, change de couleur tous les mois. Il est midi et demi et elle apprend un rôle, sur le terrain désert, marchant d'un panier à l'autre.
Didier Van Cauwelaert
Vingt ans et des poussieres, 1982.

Aucun commentaire n'a encore été ajouté !
 

Ajouter un commentaire

Note : tit-choutte n'accepte que les commentaires des personnes possédant un compte sur Cowblog : vous devez obligatoirement être identifié pour poster un commentaire.









Commentaire :








Votre adresse IP sera enregistrée pour des raisons de sécurité.
 

La discussion continue ailleurs...

Pour faire un rétrolien sur cet article :
http://tit-choutte.cowblog.fr/trackback/2419368

 

<< Page précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | Page suivante >>

Créer un podcast